un projet de micro édition sous la forme de livre carte
un texte de Valentin Viera da Silva qui m'a fait le plaisir de se déplacer à La Roche sur Yon.
Ce texte peut être une introduction et une critique du travail exposé
0. l’art est la pratique
de l’être. Nous pratiquons pour être ce que nous ne sommes pas,
aller où ne nous sommes pas, voir ce que nous ne voyons pas. Germer
dans l’impossible, à partir de l’impossible.
Parler de l’art, de
cette terre mouillée et parfois accueillante, n’est pas
difficile : c’est impossible. Nous sommes. En art, nous
sommes. Et c’est tout. Nous faisons et nous sommes, tout cela pris
ensemble, et cet ensemble se dispense de parole.
Mais la parole, la parole de l’être,
cette parole doit venir, doit venir de l’impossible, comme un
appel, comme le son que peut rendre l’impossible.
Je vais m’avancer un
peu : la parole portant sur l’art peut émerger de cette
impossibilité d’être trouvée; d’être trouvée et d’être
dite, comme une inspiration soudaine, en dehors de l’eau.
Et puis vient la parole.
Non qu’elle le doive (le devoir ici n’y est pour rien). Elle
vient car elle ne connaît simplement pas la dispense, et sort, sort
de toute dispense.
Quoiqu’il en soit, c’est
une parole difficile, car parler est difficile à tous les égards -
j’avais rencontré il y a longtemps un jeune homme, nous avions
passé un moment à discuter de je ne sais quoi mais je me souviens
nettement qu’il m’avait déclaré à propos de ce que je ne
pourrai appeler autrement que la conduite de
l’être qu’il n’y a que deux choses
difficiles dans la vie, et que de là découlent tous les arts :
« -l’écriture et la lecture ». Je ne sais pas.
Peut-être n’est ce qu’une métaphore. Mais sa phrase, sa voix je
veux dire, est assez imprimée en moi pour que je m’en souvienne
maintenant et que cela me semble pertinent de le placer là. Même si
cela ne l’est pas forcément.
Et maintenant, je vais
parler, je vais marcher.
Marcher dans les mots,
comme marcher dans l’être, est difficile car, si nous ne nous
mentons pas, c'est-à-dire si nous nous prenons tels que nous sommes
(et l’art peut être cette quête vers ce que nous sommes) sans
fausseté et toujours proche de disparaitre, c’est une marche qui
s’apparente à la mesure pédestre des déserts (des désert ou
nous rêverions d’être deux, deux aux moins, pour les traverser,
pour supporter le manque, et l’eau aussi et les températures
aléatoires; marcher d’une seule empreinte à deux), à la
circonférence totale et constamment rêvée de tous les déserts
possibles de l’être. Certains déserts sont logés dans les
montagnes et cela implique parfois d’errer, de vagabonder et de
tomber, ou en tout cas, d’apprendre à tomber. À se poser des
questions sans trop se soucier des réponses. À se poser une
question qui demeure, qui reste. La question de notre être. Il y en
a plusieurs, plusieurs d’importances. À vous de les choisir, de
les détenir dans votre mains, dans votre cœur entouré de mains. En
voici une, pour l’exemple :
Où allons-nous ?
Deux choses, liées entre
elle :
*l’art est la réponse
dans l’être à cette question, posée naïvement, posée, les deux
pieds vers l’avant.
*les premiers, premières
alpinistes, les monteurs des alpes, avant que leurs hauts-faits ne
soient pris en main par le papier, l’encre et la photographie,
étaient considérés pour certains comme des vagabonds. Leurs
avancées, ce bond dans le vague, je crois, ne se mesurait pas à la
hauteur atteinte, ne se mesurait pas à l’éclat de la pierre
fendue au piolet, ou bien à tous ces stein
man, ces hommes de pierre qui rythmaient et
balisaient toutes progression et qui parfois consacraient les
accomplissements des grimpeurs sur les pics. Non je crois, et je
commence peut être seul à le croire, que l’unique mesure des
efforts, le sommet concrètement atteint et à chaque fois re-poussé,
est celui de la solitude de la respiration, cette simplicité d’être
au monde, dans un monde de jamais-vu et de jamais-respiré.
Oui. D’abord, frayer un
passage au souffle ; puis, dégager un couloir pour que tous
puissent passer. Passer et rejoindre.
Voilà.
1. je vais tenter d’être
le plus terre-à-terre possible : je me tiens face à des
morceaux de cartes topographiques découpés dans un même gabarit (à
vue d’œil, c’est un format A4) constituant une série, ou plutôt
trois séries, disposées horizontalement sur un mur, à différentes
hauteurs. Je dis une série, disons que c’est une série
harmonique : ce qui est commun, ce qui se joue en commun, saute
aux sens.
Je suis venu pour voir et
ce que je vois ce sont des morceaux réguliers de cartes (taillés et
espacés de manière régulière) retournées : je vois 1870,
Passy, le quartier, etc. je vois ou crois voir parce que je peux me
tromper. Je dis : je suis venu pour voir et je vois entre autres
avec mes yeux, et ici, si je vois, c’est par transparence :
ces cartes ont été pour partie (et même, concernant certaines,
toutes entières) imbibées de ce qui me semble être de l’huile
(mais derrière la glace de protection, celle qui instaure une
distance supplémentaire entre les cartes et moi, je ne peux toucher
ni sentir. Alors je me contente de ce qui me semble, au moins
temporairement).
[L’huile est
importante : elle facilite les échanges, les rapports, parfois
même induit la naissance de ces échanges et rapports]
L’huile qui est ici,
dans le papier, a permis de faire migrer l’autre face de la carte
(la face que l’on ne voit pas car retournée), que l’on voit
désormais renversée, un peu comme après son passage à travers un
miroir. Un peu.
[L’huile est
importante : elle assure contre le dessèchement ; mettons,
elle est un effort contre le dessèchement, la limite sèche de la
matière, le moment où l’incohésion est souveraine]
En ce qui me concerne,
ici, l’huile encourage la migration des informations imprimées
dans le papier mais aussi encourage l’application de pigments (sous
forme de poudre) d’encre et de peinture et, surtout, leur
conservation (je veux
dire par là leur détermination à se faire plus résistante à tout
ce qui pourrait les en déloger). Les trois couleurs dominantes qui
en ressortent sont le vert, le rouge ainsi que le bleu. Elles peuvent
superficiellement nous permettre de faire de cette unique série
trois séries réunies peut être par le grand morceau de carte
originel ayant servi de support au travail et par la couleur se
retrouvant sur chacune d’entre elles.
Une carte semble venir du
vieux Paris. L’autre de la seconde guerre franco-prussienne. La
troisième, a l’heure où j’écris ces lignes, je ne m’en
souviens plus.
[L’huile est
importante : elle soutient le reste d’une démarche à venir,
et retient un peu ce qui, posé, appliqué à partir de maintenant,
va se trouver à la merci de ce qui fait une œuvre : le temps,
et sa capacité à le traverser, ou, ce qui revient au même mais
formulé plus clairement, sa respiration en tant que travail mené à
bien par le corps et soumis maintenant aux mouvements du monde, à
cette grappe d’inconnus qui fonde les mouvements du monde]
2. nous sommes devant des
cartes découpées, en morceaux rectangulaires, retournées aussi,
avec de l’huile qui a coulé dessus, qui s’est infiltré dedans.
Et cela nous amène à percevoir ce que Stéphane Tellier, la
personne qui a fait tout cela, qui s’est laissée faire par tout
cela, a accompli, par actes successifs : trouver la carte, la
plier au format désiré, la découper à ce format, la noyer un peu
ou beaucoup à l’huile, la retourner, la peindre, la saupoudrer, la
tâcher, et parfois, démarquer, au feutre au stylo, au crayon des
portions de tâches, d’étendues de couleur. Et laisser. Voir ce
que cela donne quand on laisse.
Je me suis peut-être un
peu avancé tout à l’heure : je n’arrive pas, en fait, à
dire honnêtement si il y a effectivement trois cartes différentes
ou bien une seule – une seule très grande carte (un peu comme
celle de notre enfance, plus précisément, comme celle des classes
de notre enfance d’écolier, classes d’histoire et de géographie
). Peu importe, car, quoiqu’il arrive, trois séries internes
s’offrent à nous : trois tons différents, trois manières
d’imprégner la carte de la matière supportant la couleur jusqu’à
nous. D’ailleurs, il y a parfois plusieurs couleurs, certaines fois
mélangées, superposées et d’autres fois bien séparées,
longuement délimitées.
Que dit la carte ?
Qu’est ce que la lecture d’une carte permet ? A quoi la
lecture patiente d’une carte peut elle pré-tendre ? Et il y a
encore d’autres questions° (voir notes).
Je vais tenter des
réponses, qui n’ont de force que celle que ma main leur donne :
assurer une présentation globale selon une perspective admise et/ou
sous-entendue d’un territoire. Une carte permet aussi d’assurer
sa position, de se situer par rapport à l’ensemble dans lequel
nous sommes, ou bien, de situer cette carte même dans une suite, une
évolution de cartes en tant que représentation d’un territoire et
de ce qui se passe sur ce territoire.
La carte peut être cette situation de soi
ou cette situation de soi par rapport à ce qui est représenté, par
rapport à ce que la carte véhicule de lieux
communs quant à la société qui a permis le
développement et l’émergence de cette carte. En quelques mots :
la carte est une source de représentation infinie et de décision
par rapport à ces représentations. Et aussi : les
représentations de la carte vivent toutes de leurs temporalités ou,
si vous préférez, leur moment de perception, le moment où elles
sont perçues, est le moment où elles sont, de façon concomitante,
perçues comme valables, et valides. Ou pas.
Nous ouvrons, modestement,
ici le cœur battant qui nous concerne : le travail en cours qui
est face à nous.
Interlude :
j’en reviens brièvement à ce jeune homme qui parlait à propos de
l’écriture et de la lecture, que tout cela, et ses mots
n’émanaient pas seulement du hasard, est racine de langue.
Apprendre de sa langue, apprendre à parler et lever le voile de
l’être, de la bouche qui lève² (voir notes). Apprendre à
s’exposer à l’autre et comprendre que la langue n’est pas un
abri durable, mais qu’elle peut se révéler une tentative toujours
à re-faire pour accueillir l’autre, et l’autre commence toujours
à soi. Mais lui, ce garçon -peu importe son prénom -parlait
vraiment de l’art.
L’art pose et interroge.
Met à distance. Nous enjoins à trouver la bonne distance. L’art
consent parfois à nous, nous laisse trouver notre place pour être
sur ce fil de langue, trame à laquelle chacun peut venir et peser de
ses mains.
Distance :
j’écrivais : « -l’art met à distance ».
Et nous fais voir le chemin que prend cette distance. Nous fais voir
la distance entre la société et nous, entre l’air du temps et
nous (cet air et ce temps que, bon gré mal gré, nous inspirons et
expirons. Autant l’accepter). Voir aussi la distance entre les
cartes du monde et nous, entre ce que nous faisons de nous, ce que ce
monde fait de nous, et nous. Voir, entre nous et nous. Si je me donne
les moyens de jeter un peu plus cette nappe rudimentaire sur la table
en bois de l’art, je crois bien que j’en arriverai là :
trouver la distance entre nous et notre mémoire, trouver l’ampleur
et le ciel de notre mémoire, pour que tout demeure possible et
toujours à porté de mains, de bouches.
3. je ne l’ai pas encore
dit : les cartes sont pliées (comme les cartes routières par
exemple, prépliées pour l’usage), sauf qu’ici, le pli a pris la
forme du carré. Au-delà des lignes dessinées par le papier seul et
des multiples marquages que cela permet, un tel effort de pli
favorise la translation des matières ajoutées par la main de
l’artiste - cela est particulièrement flagrant avec le bleu.
Une autre chose que je
n’ai pas dite ou pas assez dite: sur certaines planches (je
vais appeler planche ce format régulier de carte déjà pris, déjà
travaillé et rendus vers un autre travail), le crayon, le feutre ont
entourés des îlots
de couleurs, quelques tâches spontanées à l’élan qui, parfois,
semble aveugle. En tout cas, ce travail requiert entièrement la main
d’un bout à l’autre de sa réalisation et marque l’avènement
d’autres territoires. La main, par la peine précise qu’elle se
donne, vient répondre à la couleur et souligne délicatement
l’étape précédente du lâcher de couleur, l’instant
d’épanchement où la couleur, et ce qui la tient, inextricablement
liés, sont vivants, et apportent au papier toutes les nuances du
mouvement migratoire, de cet invisible à nous qui le guide - et
apportent peut-être simultanément, avec la bénédiction de la
matière, tout ce qui fait un territoire et fonde son occupation :
son existence. Et ainsi, la possibilité de sa lecture. Et de sa
re-création.
Tout cela, tout cela au
dos de ces anciennes cartes, pour marquer un autre, un possible, une
profondeur qui n’était pas (qui n’était pas perçue). Et
aussi : pour approfondir une surface qui a été balayée par le
temps et les conventions, et, comment le dire autrement, le train de
l’histoire. Stephane Tellier ne dresse pas les cartes d’un
refuge, de nouvelles mers et de nouveaux déserts, bien que cela
puisse être, en ces temps de pénuries, pertinent, ou au moins,
attendus.
Il nous dit que de telles
cartes viennent de la main, du cœur, des sens, et que l’exploration
ne connaît pas la fin, car elle est toujours une carte retournée et
détournée ; non pas de son but, du but que l’on désire lui
fixer, du but dans lequel on n’a de cesse de venir la fixer, mais
de toutes nos prétentions, de toutes nos volontés de savoir qui
viennent buter et buter, tel le ressac, sur la côte de ses îlots de
couleurs.
Il expose (et donc
s’expose) singulièrement, c'est-à-dire seul, c'est-à-dire seul
et avec sa façon d’être seul, la carte de territoires non encore
envisagés, non encore découverts, la forme possible de lieux
intempestifs, semblables à des champignons, à des colonies
se propageant en quête de symboles, de ce
qui nous fera tenir, ensembles.
Ensembles : les mains
jointes, notre attention portée à ce qui est - au dénuement de ce
qui est - face à nous, visage de lignes et progression vers la
couleur.
J’en reviens à la
lecture, la lecture des cartes : l’appréciation de ce qu’il
y a devant nous. Que montrent ces cartes, ici, maintenant, que
montrent-elles ?
Rien n’est acquis ; pas même la
couleur, ni les migrations. Les flux sont ce qu’ils sont.
Et je me répète : que montre ces cartes, ces
cartes retournées, ces cartes dépassées et, d’une certaine
manière, bafouées?
Nous ne pouvons lester nos
pas, nos reflets, dans des morceaux de papiers, dans des hachures,
des dates, des couleurs convenues, car cela, oui cela, par la main du
monde, le souffle du monde, ou si vous aimez ce qui est concret, la
main d’une, d’un artiste, son effort à faire, à faire, puis son
effort à laisser, en toute confiance, au monde, ce qui a été fait,
cela fugue, tout n’est qu’une très grande fugue, et nous
sommes dans l’impossibilité de la
frontière, dans cet interstice où la frontière se sent impossible
et ménage, non pas un espace, mais un regard inconditionné vers
toutes celles, vers tous ceux qui sont poussé(e)s à elle.
Alors, que pouvons-nous
faire ?
Venir et voir et
Tenir face, d’une
attention infinie,
Aux noms des cartes de nos
lieux incommuns.
- Notes :
°En voici quelques unes,
qui peuvent prolonger le lien que nous avons debout devant la
carte : Qu’est ce que je comprends et en quoi est ce que je
comprends ce que je vois ? Qui comprend quand je comprends ?
Dans quelle mesure ce que je comprends me parle ? Et aussi, et
j’aimerais arrêter là mes arguties : qui (est ce qui me)
comprends quand je comprends ?
En fait, je ne vais pas
pouvoir m’empêcher d’ajouter ceci, car, après m’être un peu
éloigné, je crois bien revenir au cœur chaleureux de mes
questions : dans quelle mesure est ce que nous voyons ce que
nous voyons ? Et : jusqu’à quel point ce qui est devant
nous nous échappe ? À quel point patientons nous pour
l’instant où nous en saisirons l’échappée ? Et aussi:
Jusqu’où pouvons-nous tomber dans l’œil de cette échappée ?
²Je songe à un court
poème de S.B. Benyamin ; il s’intitule : « tu
es bien là où tu es » :
Lèves un voile pour
trouver où tu es
Lèves un voile pour
tomber sur qui tu es et peut-être
Alors,
Sandales du regard,
Partir de ce que tu es
Pour lever le monde de ta
Marche.
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